Deuxième partie
Le train quitte Chisinau pour Kiev à 17h45. Des passagers avec de lourds bagages se dirigent vers un train bleu à rayures jaunes – les couleurs du drapeau ukrainien.
Alors que le train démarre, Victoria, conductrice depuis 34 ans, commence à s’agiter. Son retour en Ukraine lui rappelle la période la plus terrible de sa vie – elle a passé un mois à Marioupol. Jusqu’en 2014, elle a travaillé sur les lignes de Marioupol à Moscou et à Saint-Pétersbourg, après 2014 - sur la ligne pour Kiev. Le 24 février, elle avait pris le train de matin de Kiev à Marioupol. « Quand nous sommes arrivés ce matin-là, beaucoup de gens se pressaient à trouver une place dans la voiture. C’était la panique à la gare, le quai était bondé. Je suis originaire de Lougansk et je pensais que ce serait la même chose qu’il y a huit ans - ils tireraient quelques coups et se calmeraient. Mais tout s’est passé différemment ».
Victoria pleure quand elle se souvient de Marioupol. Avec son mari, ils vivaient à Marioupol avant la guerre et ils ont passé tout le mois de mars dans la ville, sous les attaques constantes de roquettes, d’artillerie et aériennes de l’armée russe. Ce que d’autres ont vu à la télé, Victoria et son mari l’ont vu de leurs propres yeux. Ce n’est que fin mars qu’ils ont pu aller dans une région sous contrôle ukrainien.
« Mon mari regardait par la fenêtre nos voisins enterrer leurs proches dans la cour. A cause des bombardements constants, il leur fallait plusieurs jours pour creuser des tombes. Mon mari et moi, nous avons quitté la ville pendant un bombardement. Je ne peux pas oublier le visage d’un jeune homme tué qui gisait non loin de la route. Toutes ces images défilent encore chaque jour devant mes yeux. Et j’ai l’impression d’entendre toujours des explosions ».
Maintenant, Victoria et son mari vivent dans un dortoir accordé par l’entreprise des chemins de fer et c’est cet endroit qu’ils appellent maintenant leur maison.
Inna et Iulia voyagent avec leurs enfants. Iulia a 29 ans. D’une voix douce, elle raconte qu’elle avait déjà connu la guerre en 2014, lorsqu’elle vivait dans sa ville natale de Donetsk. A cause de la guerre, elle a dû quitter la ville et recommencer sa vie à zéro. Avec son mari, ils ont déménagé à Kiev et, après un certain temps, elle a donné naissance à sa fille, Dariana. Avant le 24 février, Iulia pensait qu’une guerre allait probablement commencer.
« Avant le Nouvel An, en décembre 2021, je regardais la télévision - au lieu de reportages sur les foires de Noël et comment choisir des cadeaux pour les enfants, il y avait un reportage sur la façon de préparer un sac de survie. Ce fait m’avait beaucoup marquée. Le 24 février, j’étais à l’hôpital et j’ai entendu des explosions tôt le matin. La guerre avait commencé. Il y avait de la panique. J’ai appelé un taxi, mais je n’ai pu rejoindre ma fille que deux heures plus tard. Le lendemain matin, une fusée a volé non loin de nous. La maison a tremblé, les fenêtres se sont fissurées et on a vu une lumière forte, comme un éclair.
Pendant une semaine, nous avons dormi dans la salle de bain. Le sous-sol de notre maison n’est pas sûr - il y fait froid et humide. Nous nous sommes donc fait un abri dans la salle de bain, où ma fille et moi, ainsi que notre chien, nous nous cachions des explosions. Depuis, si on entend quelque bruit, ma fille de six ans et le chien se cachent dans la salle de bain ».
Iulia ne voulait pas quitter l’Ukraine – malgré la guerre, elle se sentait plus en sécurité dans sa patrie que dans un autre pays. Avec sa famille, ils se sont rendus dans la région de Tcherkassy, où ils sont restés jusqu’en avril. Finalement, Iulia et sa fille sont allées en Bulgarie, mais elles sont vite revenues. Iulia raconte qu’il était difficile pour elle d’être loin de son mari et de ses parents. « Nous sommes tous très reconnaissants aux pays qui aident l’Ukraine et les Ukrainiens. Sans leur aide, nous n’aurions pas survécu. Mais on n’est nulle part aussi bien que chez soi ».
Iulia dit qu’elle est plus calme quand elle est à Kiev, que quand elle est à l’étranger : « Tous mes proches sont ici et si quelque chose arrive, je peux être près d’eux et les aider ».
Inna raconte qu’elle sentait, elle-aussi, que la guerre allait éclater – elle voulait avoir un plan et être prête à tout. Quelques jours avant le début de la guerre, Inna a fait des réserves d’eau et de vivres.
« Le 24 février, des explosions nous ont réveillés. Notre maison est près de la route d’Irpin et de Boucha et les Russes étaient déjà proches de Kiev à ce moment-là. C’était clair que s’ils entraient dans la ville, nous serions parmi les premiers à souffrir. Avec mon mari et mon enfant, nous sommes partis dans un petit village dans la région de Jitomir. Avant la guerre, mon mari et moi, nous avions décidé de nous séparer, mais la guerre nous a réunis à nouveau.
Mon mari a rejoint un détachement de défense territoriale. Dans le nouvel endroit, j’ai commencé à équiper le sous-sol de la maison pour qu’on puisse s’y cacher des explosions. Des missiles volaient au-dessus de nous, mon fils était terrifié ».
Les amis d’Inna ont insisté pour qu’elle et son fils partent en Europe. Le 16 mars, ils ont décidé de partir, tout d’abord à Lviv, puis en Pologne, après en Autriche et enfin en France, où ils séjourné plusieurs mois.
« La route était difficile. J’étais surtout inquiète pour mon fils. Peu importait où je dormais et ce que je mangeais, l’essentiel était que mon fils le fasse. J’ai senti que j’étais en danger dans l’un des centres de réfugiés. Il y avait des hommes autour de moi qui se comportaient bizarrement et j’ai décidé de partir. Ils m’ont demandé si j’étais mariée, j’ai vu qu’ils s’intéressaient à moi. En tant que femme avec un enfant, je peux confirmer que ce fut un voyage difficile. Je suis une personne très calme et responsable et je ne pleure jamais, mais j’ai eu du mal à retenir mes larmes pendant notre voyage ».
Après un long périple, Inna est arrivée la France, où elle a été hébergée par une famille française qui l’a aidée à inscrire son fils à la maternelle. Inna pouvait finalement se détendre et se sentir en sécurité, mais chaque fois que des avions survolaient la ville, le fils d’Inna avait peur – il pensait qu’il y aurait aussi la guerre en France. Après quelques mois, Inna et son fils ont décidé de rentrer en Ukraine.
« Après la libération de la région de Kiev, notre appartement est miraculeusement resté intact et je voulais rentrer chez moi. Le père a beaucoup manqué à mon fils. Nous sommes donc rentrés dans une ville qui vit dans le froid et dans l’obscurité quand elle est privée d’électricité. Des bougies et des lampes de poche scintillent aux fenêtres et des générateurs peuvent être entendus dans les rues – les cafés et les petites boutiques tentent de survivre. En hiver, la nuit tombe tôt à Kiev et nous devons passer toute la soirée dans la pénombre. Il est impossible d’utiliser les machines à laver, les réserves d’eau s’épuisent vite et s’il n’y a pas de gaz dans l’appartement, donc - pas de plats chauds non plus ».
… Dans la gare de Kiev, une fois sortis sur le quai, les passagers se jettent dans les bras des proches venus les rencontrer – des rencontres plus précieuses que jamais.
D’après un article publié sur https://moldova.unfpa.org/ro/news/trenul-speran%C8%9Bei-kiev-chi%C8%99in%C4%83u
Le 24 janvier 2023