Ion Negara était un cousin lointain, mais nous étions très proches et quand il venait les dimanches à la maison, après la Sainte Liturgie (messe orthodoxe), il se plaignait des problèmes dus à la vieillesse, en disant : « Mon enfant ! Mes maux de tête me tuent ». Je lui demande comment cela est-il possible que sa tension artérielle le rende autant fou. Peut-être que ses douleurs sont dues aux dix années passées (1945-1955) dans le camp de Solikamsk ?
« Je n’ai pas de tension. C’est lié « à l’enquête », comme on disait alors, à Orhei, quand j’étais emprisonné … On me posait des questions en plein milieu de la nuit, on me demandait de signer n’importe quoi qui prouverait des choses que j’avais soit-disant faites. Et moi, bête comme j’étais, je m’y opposais. Et même si ce n’était pas vrai, est-ce que cela avait un sens de signer ? Alors, ils commençaient à me battre. Le plus souvent, ils me frappaient violemment la tête contre un mur…, ils me laissaient un peu tranquille puis recommençaient. Après cela j’ai signé tout ce qu’il fallait…Que pouvais-je faire ? Tout a une fin… peu après cet épisode, ils m’ont laissé en paix. Dumitru Rogojina est mort "à l’enquête", ils l’ont envoyé de la prison directement au cimetière. Il a été enterré là-bas, à Orhei. Alors que moi je n’ai fait que 10 années de camp ».
Damaschin Cojocaru, un homme digne et généreux de Ţibirica, Călăraşi, est décédé pendant l’automne 1992, il me racontait tout sur les « enquêtes » : « La torture la plus diabolique était celle quand j’étais enfermé dans la prison de Orhei, où je suis resté tout l’hiver 1945-46. J’avais soif, nous nous nourrissions de maquereaux salés, mais on nous donnait seulement une tasse d’eau par jour. Que faisions nous ? Tu ne me croiras pas ? Nous buvions notre urine que nous gardions dans une boîte de conserves. Un jour, ils apportèrent dans notre cellule un prêtre de la ville de Rezina, il comprit ce que nous faisions, nous nous sommes grondés d’avoir pêcher devant Dieu, et deux jours plus tard nous apprîmes que le prêtre eut péché pareillement".
J’ai beaucoup écrit sur la tragédie de l’instituteur de Criuleni qui fut appelé à « l’enquête » en septembre 1949 par la police de Armizon, dans la région de Tiumen (en Russie). Alors qu’il passait aux côtés du puits situé dans la cour de la prison, il s’y jeta et en termina ainsi avec les « enquêtes ».
On pourrait rappeler beaucoup d’autres événements pour illustrer ce que signifiaient à cette époque-là les « enquêtes ». Connu ou même juste entendu, le mot « enquête » avait pour tous un sens caché terrifiant, effroyable, terrible. Le NKVD ne négligeait pas et ne sous-estimait pas la valeur « éducative » d’un emprisonnement dans ce camp, bien au contraire. Déporté, privé de maison et de repas, à des milliers de kilomètres des lieux familiers et de mes proches, il semblait que je n’avais plus rien à perdre sauf mes chaînes d’esclave. Les membres du NKVD, ainsi nous rappelaient que dans les « enquêtes », les choses ne demeurent pas ce qu’elles sont, mais qu’après les douleurs, d’autres calvaires viennent. Pendant l’automne 1949, on apprenait souvent qu’ « un tel est appelé à l’« enquête » à Olhovka…
Voilà comment on entretenait l’image terrifiante de la toute-puissance et des abus des membres du NKVD et du KGB . Pendant le printemps 1950, la population était appelée aux « enquêtes », considérées comme éducatives, par décision du conseil des ministres de l’URSS, signée par V. M. Molotoff et l’OS (traduit littéralement du russe, « réunion spéciale ») en vue d’infliger des punitions. Cette décision constituait la « base juridique » des déportations. Cela n’avait pas d’importance que cette « base » était mise 5, 7 ou 10 mois après l’application des punitions. Le contenu de ces documents se faisait connaître sur un ton martial, condamnable. La prise de connaissance de la gravité des accusations se faisait lorsque le chef de famille signait le « verdict » et à partir de là, on pouvait faire ce que l’on voulait : se taper la tête contre les murs, ou même encore écrire des plaintes à Staline, « Monsieur l’archi-charitable et Je-Sais-Tout ». Ces pauvres gens ne manquaient pas d’agir de la sorte.
Du fait que nous étions les plus cultivés parmi tous les déportés, ces derniers se confiaient à nous. Aurais-je pu vraiment leur refuser la prière ? Alors, les dimanches j’écrivais des plaintes interminables décrivant l’innocence des accusés en sachant qu’elles n’aboutiraient à rien. Parmi les dizaines de plaintes, 3 ou 4 ont donné des résultats : celle de Gusan, celle de Toader Cobzac et celle de Grigore Rotaru. Et cela, seulement après la mort du tyran. Au bout de 3 ou 4 mois, les réponses arrivaient imprimées et rédigées, toutes de la même manière : « V jalobe otkazat » (« Plainte rejetée », en russe).
Pendant le printemps et l’été de l’année 1950, j’attendais, moi-aussi, le verdict. J’étais curieux de savoir pour quelle raison j’allais être appelé. Parce que j’étais aisé ? Parce que j’étais commerçant ? Ou parce que j’étais condamné pour des raisons politiques ? Pendant le mois de juin, notre tour arriva et nous découvrions que nous étions des « nationalistes » - moi, ma pauvre mère, ma femme et mon enfant de seulement 3 mois. Je cite le procès verbal numéro 7 de la réunion spéciale qui se déroula auprès du ministère de la sécurité d’état de l’URSS le 22/02/1950 :
« Nous avons décidé que Bobeica Constantin, Bobeica Gradislava et Bobeica Eugenia seront déportés comme une famille de nationalistes, dans la région de Kurgan, sous la surveillance des organes du MDV. Leur biens seront confisqués ». Il existait une « légère » incohérence : la déportation et la confiscation de nos biens avaient eu lieu le 6/07/1949, alors que notre sentence fut prononcée 8 mois plus tard !
Énigme difficile : Comment est-ce que les officiers, les soldats et les « activistes » ont pu savoir que 8 mois plus tard l’OS adopterait une telle décision ?!
Mais ce n’était pas tout : le déporté devait être vaincu moralement, convaincu que toutes les accusations rédigées dans les registres des bourreaux étaient vraies. Me voilà appelé à l’ « enquête », le jour où l’a décidé le chef du MDV d’Olhovka, le capitaine Demidas. Dommage qu’il ait souillé ce joli nom qui te rappelait Elada…
J’exprimai mon étonnement : « Si je me suis rendu coupable, punissez-moi ! Vous avez des lois, des procureurs, des juges. Mais pourquoi punir ma mère, ma femme et mon enfant ? » Le capitaine Demidas chercha pendant longtemps dans les tiroirs, puis jeta son « as » sur la table : des papiers avec des accusations concrètes.
Déclaration de L.I. : « Il tenais des discours pendant les années de guerre face aux villageois en exprimant sa haine envers les soviétiques, en appelant à la lutte contre les bolcheviques ».
E.U. déclara que, étant membre de l’organisation fasciste « Extrascolarul », j’avais fait de la propagande anti-soviétique. Je lui expliquai que je ne pouvais pas appartenir à une telle organisation, étant donné que pendant la période 1941-44, je continuais mes études au lycée « B.P. Hasdeu » de Chişinău et que je ne voyais pas comment j’aurais pu passer du temps en dehors de l’école. Agité, Demidas termina sur un ton menaçant : « Je peux te raconter des dizaines de déclarations de la même sorte, mais la situation est déjà claire ».
Après l’interview, je ne montrais pas que j’étais désorienté, comme l’aurait souhaité Demidas. Je me disais seulement qu’il était vrai qu’en Bessarabie les membres du MGB pouvaient détruire l’espoir de n’importe qui, surtout après la vague massive de déportations. Qui sait comment ils ont forcé les « témoins » à signer les déclarations nécessaires aux « autorités » ? Constantin BOBEICA, déporté politique
Article traduit par Maël Bieules, publié sur http://www.garda.com.md/137/deportari/2.php.