Des lettres d’au-delà du rideau de fer
La correspondance entre deux familles représentant deux mondes différents – l’Union Soviétique et la Grande Bretagne – a affronté le système, devenant le sujet d’un livre qui est à la base d’un spectacle. Il s’agit de la correspondance entre une famille de dissidents de Moldavie et une famille de retraités d’Angleterre. Marina Aidova est la fille de ce dissident, elle se considère bessarabienne et collectionne des livres concernant la vie de Lénine, des ouvrages publiés pendant la période soviétique.
« From Newbury with love”
« Happy Birthday. With love from Newbury, Berks, England. Harold and Olive » C’est par ces paroles qu’a commencé la correspondance entre la famille d’un dissident de Chişinău et une famille de retraités d’Angleterre, un lien épistolaire que seule la mort de ces derniers a pu couper.
« Tout a commence en 1971 quand ma mère a trouvé une carte postale dans notre boîte aux lettres. Elle était en anglais, langue que ma mère ne parlait pas, voilà pourquoi elle s’est mise à traduire son message à l’aide d’un dictionnaire », raconte Marina Aidova qui n’avait que huit quand elle a reçu la première épître d’au-delà du rideau de fer. « Cette lettre est arrivé quand mon père était détenu dans un camp de concentration, aux côtés d’autres dissidents de différentes républiques de l’Union Soviétique », se souvient Marina avec tristesse.
Elle a de bons souvenirs du couple Harold et Olivia d’Angleterre. C’était un couple de retraités qui a accepté la proposition de Amnesty International d’envoyer une lettre à une famille de dissidents soviétiques. Cette organisation avait dans sa banque de données les noms de familles dont un ou plusieurs membres avaient ouvertement lutté contre le système. Le choix de la famille de Chişinău a été absolument aléatoire. « Amnesty International a publié une liste avec les noms des enfants des détenus politiques. Mon nom était parmi les premiers dans la liste, et le fait que le jour de mon anniversaire coïncidait avec celui de Harold a déterminé le choix », affirme Marina.
Harold avait un magasin d’antiques, il vendait surtout des livres, étant passionné pour la littérature russe classique. « Il avait lu et relu Dostoïevski, Tolstoï et beaucoup d’autres écrivains russes. Souvent, dans ses lettres, il nous parlait d’auteurs russes que nous ne connaissions pas », fait savoir Marina, tout en ajoutant que Harold et Olivia, de même que leurs enfants, étaient devenus une partie de sa famille et elle les appelait « grand-père » et « grand-mère ». Elle ne se souvient pas beaucoup de choses concernant la période de détention de son père. « Je n’avais que trois ans, ma mère m’avait caché qu’il était détenu pour des raisons politiques, m’ayant dit qu’il était en déplacement », raconte Marina.
Veaceslav Aidov, le père de la fille, avait été emprisonné pour avoir publié des manifestes censés faire les gens comprendre la nature du système. « Nous avions le droit de le visiter une fois par an et, quand nous sommes allés le voir pour la première fois, nous l’avons vu accompagné par des gardiens. J’ai alors demandé à maman pourquoi et elle m’a expliqué la présence des gardiens par le fait que mon père avait une mission importante », se souvient la femme.
Un prisonnier dans la liberté
Slava, comme ses proches l’appelaient, espérait être un jour libre et rejoindre sa famille, il ne pouvait pas s’adapter à la vie en prison. « Mon père n’était pas la seule personne détenue pour des rasions politiques. Pendant la période de Brejnev, les détenus politiques étaient séparés des autres afin d’éviter toute influence sur eux. Ainsi, mon père a partagé sa cellule avec des écrivains, des artistes plastiques et des peintres, des gens qui pensaient autrement et qui ont osé lutter contre le système communiste. Tous les jours, ils faisaient des travaux difficiles, tandis que le soir ils organisaient divers séminaires. Dans la détention, il se sentait parmi les siens, tandis qu’à la liberté il se sentait captif », se souvient encore Marina.
Aidova dit aussi que plusieurs lettres qu’on leur envoyait n’arrivaient pas à la destination et que la plupart en étaient ouvertes, le KGB n’essayant même pas de dissimuler ce fait. « En fait, les paquets qu’on nous expédiait n’arrivaient pas tous à la destination. Je crois qu’ils étaient subtilisés par les employés de la poste, car on nous envoyait souvent des vêtements, des revues de mode, des livres qui étaient très tentantes pour des soviétiques. Le premier livre en anglais que j’ai lu a été « The Canterbury Tales », bien que j’aie tout d’abord reçu « Alice dans le Pays des Merveilles » qui était un peu compliqué pour moi à cet âge-là. Je me souviens que le livre avait des images fantastiques, on pouvait comprendre tout le contenu en les regardant », raconte Marina.
Marina se souvient qu’à son tour sa famille envoyait en Angleterre des livres des classiques russes traduits en anglais. En signe de remerciement, les Anglais leur envoyaient des vêtements qu’on ne trouvait pas ici. « Je me rappelle que quand j’avais huit ans ils m’ont envoyé une salopette rouge au pantalon évasé, dernier trend ! Je revenais de mes classes de ballet habillée dans cette salopette-là quand une voiture s’est arrêtée près de moi, une fille en est sortie et s’est mise à observer minutieusement mes habits. Certainement, nous ne pouvions pas nous permettre de tels habits, papa était en détention et mes seuls souvenirs de lui sont liés à la prison, maman se débrouillait à peine », dit Marina, tout en ajoutant qu’une fois sa mère a dû donner du sang pour faire de l’argent et pouvoir visiter son mari dans la prison.
Des jeans troués pour l’anniversaire de 18 ans
Leur correspondance a duré plusieurs années, cependant elle n’a jamais pu voir Harold et Olive. « Olive, bien qu’elle soit de dix ans plus jeune, est décédée la première. Harold l’a survécu de six ans. C’était une personnalité particulière, cultivée et instruite. Quoiqu’il vive tout seul après le décès de son épouse, il ne se lamentait pas et menait une vie intense. Imaginez un homme de plus de 80 ans, qui marchait à peine et entendait mal, mais qui travaillait dans le jardin et lisait ou relisait les œuvres de Dostoïevski, Tolstoï et nous écrivait qu’il ne pouvait pas se décider lequel des deux est plus important.
Sachant que mon anniversaire approchait et que j’allais avoir 18 ans, il a voulu obligatoirement « acheter à Marina des blue-jeans ». Harold m’écrivait qu’il allait demander à une jeune vendeuse de l’aider. Il allait lui dire qu’il devait acheter un pantalon pour une fille de l’Union Soviétique. Et, en fait, j’ai reçu un colis avec une paire de blue-jeans troués ! Nous ne savions rien d’un tel trend et, lorsque nous avons ouvert le colis, nous avons cru que les gens de la poste ou du KGB qui vérifiaient minutieusement tout colis venant de l’extérieur de l’URSS les avaient déchirés. Je ne réalisais pas à l’époque que je possédais les plus modernes jeans ! », raconte Marina.
Quand elle était petite, Marina était elle aussi passionnée pour les livres anciens, surtout des livres consacrés « au grand-père Lénine ». « Ça peut sembler amusant, mais c’est intéressant de lire sur le culte de cette personne après avoir appris des choses sur les atrocités qu’il a commises, telles que des massacres de personnes civiles, de prêtres, en général, d’intellectuels. Je voudrais trouver du temps pour lire tout ce qu’on écrivait sur ce personnage à cette époque-là. Parfois, quand j’ai un peu de temps libre, je fais des lectures à cette portée. », nous dit Marina.
« J’ai appris l’anglais et maintenant je suis interprète. Je regrette de n’avoir jamais pu voir Harold et Olive. Par contre, j’ai visité la maison dans laquelle ils ont vécu et qui, après leur mort, a malheureusement été vendue. Maintenant, je suis en correspondance avec leur fille et sa famille. Elle a visité Moscou et Chişinău. Elle est venue à Moscou en 1988. Je me souviens qu’elle nous avait écrit qu’elle viendrait en juillet, mais c’était déjà le mois de juin et nous n’avions pas de nouvelles d’elle. Et c’est alors que, après 16 ans de correspondance, nous avons pour la première fois pensé de les appeler. Mais pour appeler depuis l’Union Soviétique il fallait demander les services des opérateurs de la centrale téléphonique.
J’appelle et je demande la connexion avec Londres, après quoi on me pose une question : c’est dans quel pays ? Je réponds : en Angleterre. Après quelques instants de recherches, on me répond qu’un tel pays ne fait pas partie de leur base de données et l’opérateur coupe la connexion. Nous avons réfléchi un peu et nous avons une nouvelle fois demandé la connexion avec Londres, cette fois-là, précisant que c’était en Grande Bretagne. Quelques minutes plus tard, nous parlions avec nos amis qui étaient de l’autre côté du rideau de fer », se souvient Marina.
Tout ça montre combien de changements se sont produits après la chute du régime communiste. « Bien qu’on n’ait pas encore atteint nos idéaux, tout va mieux », croit Marina Aidova. Quant à sa décision de réunir toutes ses lettres de Londres dans un livre, elle dit qu’elle l’a avant tout fait pour ses enfants. « Au début, je pensais que ça n’allait intéresser personne. C’était plutôt une histoire intéressante pour moi, une histoire qui a changé ma vie et ma vision sur la vie, mais je ne croyais pas que ça pourrait intéresser d’autres personnes aussi », affirme la femme.
Une nouvelle vie de la correspondance
C’est une journaliste d’Angleterre qui l’a aidée à collecter les lettres. Marina s’est occupée des lettres à provenance de Grande Bretagne, tandis que le reporter a recueilli les lettres envoyées de l’Union Soviétique. En 2006, le livre est paru en Angleterre, et après un certain temps – aux Etats-Unis et en Taiwan. « C’est un livre qui s’adresse exclusivement au public qui n’a pas vécu dans l’Union Soviétique, il contient des notes explicatives pour que le lecteur comprenne mieux de quoi il s’agit », dit Marina.
Elle n’a pas l’intention de faire paraître son livre en Moldavie aussi. « J’ai accepté que le livre paraisse en Angleterre, car beaucoup de monde ne nous connaît pas. Mes parents ont reçu l’offre de faire un film basé sur cette histoire, mais ils l’ont catégoriquement rejetée, ce qui a beaucoup étonné notre manager qui ne cessait pas de les appeler leur disant qu’ils pouvaient gagner une grosse somme d’argent. Toutefois, un producteur anglais a pu les convaincre de faire un spectacle sur la base de ce livre », raconte la femme. Elle croit que c’est un spectacle intéressant, surtout qu’il s’achève par une scène de dix minutes dont les protagonistes sont dix élèves de Grande Bretagne et de Moldavie. « Les Anglais sont des élèves de Newbury Youth Theatre qui ont déjà visité notre pays. Ils ont rencontré les élèves du Lycée « Alecu Russo » de Chişinău. La scène évoque cette expérience. Or, ils ont entamé une correspondance et ont créé un groupe sur un réseau social. Cette scène donne une allure optimiste à la fin du spectacle. A noter qu’un groupe d’élèves moldaves visiteront prochainement l’Angleterre », conclut Marina Aidova.
Article de Marina Liţa, repris sur le site http://www.jurnal.md/ro/news/i-love-you-chisinau-195949/
Traduit pour www.moldavie.fr