Article par Louise BARSEGHIAN* et Julien DANERO IGLESIAS** repris sur le site http://www.regard-est.com
Depuis l’indépendance en 1991, le patrimoine historique de la République de Moldavie et plus particulièrement de sa capitale, Chisinau, subit les conséquences de la transition démocratique. Malgré les efforts d’une Agence nationale chargée de la protection du patrimoine, les monuments historiques sont encore souvent démolis dans un contexte économique tendu, miné par la corruption et l’indifférence.
En septembre 2010, les premières Journées du Patrimoine, consacrées au « paysage culturel » étaient organisées en République de Moldavie. Au même moment, l’Agence moldave d’Inspection et de Restauration des Monuments, créée en 2006, publiait son « Livre noir du Patrimoine culturel de la Municipalité de Chisinau », un inventaire illustré et détaillé de l’ensemble des bâtiments d’« intérêt local » ou « régional » du centre historique de la capitale moldave.[1] Cet ouvrage fait état d’un constat plutôt alarmant : sur 977 monuments répertoriés à Chisinau, 77 ont été démolis entre 1993 et 2010, 177 ont été dégradés par des interventions structurelles et architecturales illicites et 17 se trouvent dans un état de délabrement avancé, promis à une disparition certaine. Avec ce nouveau « Livre noir », Ion Stefanita, le directeur de l’Agence, et son équipe tentent de sensibiliser le monde politique, les médias et l’opinion publique à une cause qui peut sembler désespérée, tant elle se heurte à des impératifs politiques, économiques et sociaux bien plus forts. Chisinau, qui se rêve européenne, serait-elle en voie de « bruxellisation »[2] ?
Détruire en toute légalité
Le centre-ville de Chisinau suit un plan en damier rigoureux hérité de son statut d’ancien centre administratif et politique au 19e siècle, quand la Bessarabie était une province de l’Empire des Tsars. Le boulevard central et ses rues adjacentes offrent à voir certaines constructions soviétiques emblématiques de la ville, comme la tour des télécommunications, ainsi que des bâtiments plus anciens, tels que la Mairie, la Maison Herta[3] ou le Musée d’Histoire et d’Archéologie, témoignant d’un certain éclectisme. De part et d’autre de cet axe, la majorité du tissu urbain du « vieux Chisinau » est composé de maisons de plain-pied datant pour la plupart de la fin du 19e siècle, de petites cours et de rues bordées d’arbres qui cachent parfois des édifices aussi insolites que le Musée d’Ethnographie.
Les grands projets immobiliers - des tours de logements ou de bureaux-, et les destructions que leur construction suppose, constituent l’une des préoccupations majeures de l’Agence dirigée par Ion Stefanita : les bâtiments historiques sont détruits, des tours sont construites, mais les documents sont en règle alors que les vieilles demeures étaient répertoriées comme patrimoine historique. L’exemple le plus symbolique de ce phénomène est celui du Manoir Teodosiu : situé en plein centre-ville, construit en 1836 par l’architecte Bernardazzi, le bâtiment a été inscrit au Registre des Monuments en 1993 avant d’en être exclu par décision du Ministre de la Culture en 2005 puis démoli dans les 48 heures. La décision a été envoyée au Parlement, où elle a été âprement discutée, mais aucune enquête n’a finalement été ouverte quant à ce cas de destruction « légale » d’un monument répertorié comme historique.
Autre exemple de démolition « légale » : en mai 2009, le Conseil municipal de Chisinau a voté l’abrogation du Registre des Monuments d’importance locale. Juste après la décision, l’entreprise nationale « Moldovagaz » a ordonné les travaux d’un nouvel immeuble de bureaux dans le centre historique. Des vestiges archéologiques découverts sur le chantier ont alors été détruits. Après les protestations de l’agence et la médiatisation de l’affaire, l’abrogation a été annulée en décembre 2009, des fouilles archéologiques sont en cours sur ce site, mais ce qui a été détruit ne peut être récupéré[4].
Dans ce contexte, l’Agence nationale pour l’Inspection et la Restauration des Monuments semble mener un combat perdu d’avance contre la destruction de l’ensemble du patrimoine du centre historique de Chisinau en particulier, et de l’ensemble de la République en général. Pourtant une base légale existe : la Moldavie s’est dotée dès 1993 d’une loi sur la Protection des Monuments et a également signé et ratifié des conventions internationales dans ce domaine. Mais l’Agence dénonce l’absence de mise en pratique ou le non respect des normes législatives en la matière, ainsi qu’une terminologie d’ensemble confuse qui facilite la spéculation et, au final, la destruction.
Le Registre des Monuments a été élaboré et approuvé par le Parlement en 1993, mais il n’a été publié au Journal officiel qu’en février 2010. L’ancien président communiste, Vladimir Voronine, avait bien constitué une commission pour se pencher sur les problèmes de la préservation du patrimoine, mais elle s’est bornée à préparer la restauration de différents monuments aux héros afin de célébrer le 60e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet événement revêt en effet une importance particulière dans le discours communiste destiné à mobiliser la foule de vétérans et à s’assurer du soutien des nostalgiques de l’ancien régime.
Quel que soit le pouvoir
Ce n’est qu’après l’arrivée au pouvoir de la nouvelle Alliance pour l’Intégration européenne, formée après les élections anticipées de juillet 2009 et remaniée après les élections de novembre 2010, que le Registre des monuments a pu être publié au Journal officiel, acquérant ainsi une légitimité publique et marquant une première étape visible dans l’application de la loi. Cette publication a en outre été perçue comme une avancée significative là où l’ancien gouvernement communiste s’était révélé peu efficace.
Il serait toutefois trop simple d’encenser le nouveau pouvoir pro-européen, dans la mesure où les dénonciations formulées par l’Agence touchent autant les proches de l’ancien que du nouveau gouvernement. D’une part, la protection du patrimoine se confronte à un enjeu politique de taille, et les articles de presse relatant les ventes abusives de biens publics ou les destructions trop hâtives sont nombreux à incriminer l’ancien pouvoir.[5] D’autre part, les destructions sont facilitées par la corruption, qui s’est développée dans un contexte économique difficile depuis l’indépendance et semble aujourd’hui encore toucher l’ensemble des couches de la société. Aussi, il est assez aisé de soudoyer un fonctionnaire et de contourner le peu de protections entourant un bâtiment répertorié. L’Agence dévoile des mécanismes douteux permettant de vendre n’importe quoi à un promoteur proche de tel homme politique et se heurtent à des attaques et à des intimidations. Mais pour Ion Stefanita : « La loi doit être respectée par tous »[6].
Au-delà des longues procédures administratives, les sommes requises pour restaurer les bâtiments abîmés, dégradés ou en ruine, sont difficiles à trouver. Le cas du futur siège de l’Agence, un bâtiment historique du centre de Chisinau, en est révélateur : une première somme a été allouée par l’Unesco et le Ministère des Affaires étrangères italiennes et les travaux ont commencé par la consolidation du bâtiment, le changement de la toiture et la destruction d’annexes construites à l’époque soviétique. Pourtant, sur un budget total de 4,2 millions de lei moldaves[7], l’Agence ne dispose encore que d’un million.
Les travaux sont en cours, mais cette somme n’est pas suffisante pour les terminer et l’Agence continue la prospection sans certitude d’obtenir les sommes manquantes.[8] Pour l’heure, les sept membres de l’équipe sont donc installés dans un seul bureau du bâtiment du gouvernement. L’expression consacrée de « pays le plus pauvre d’Europe » n’est hélas pas qu’un cliché et avec un salaire mensuel moyen avoisinant 100€ dans le secteur agricole et 200€ dans l’enseignement[9], on peut supposer que si la population moldave ne se préoccupe que peu de l’état de ses monuments, c’est qu’elle se trouve elle-même dans une situation difficile au quotidien et se concentre sur des problèmes qu’elle estime plus urgents. A terme, le « temps » et l’indifférence généralisée pourraient s’avérer fatals pour le centre historique de Chisinau. Il a fallu plusieurs décennies à l’Europe de l’Ouest pour réaliser que la « bruxellisation » et le « façadisme » avaient ouvert la porte à la modernité mais aussi à la destruction de tout un pan de son patrimoine. Dans les conditions politiques et économiques actuelles de la Moldavie, le désir de « modernité » ne laisse que peu de place à ces considérations trop souvent perçues comme purement esthétiques : à choisir entre une ancienne maison de plain-pied dont il faudra assurer la restauration et l’entretien et un immeuble flambant neuf de quinze étages, le « progrès » l’emporte massivement sur le patrimoine. Ion Stefanita et son équipe continuent néanmoins leur lutte et leurs actions de médiatisation. Les choses évoluent dans un sens parfois iconoclaste comme fin 2010 : la transformation en squat d’artistes d’une maison abandonnée du centre-ville située à côté du palais néo-kitsch érigé par un homme d’affaires local a donné lieu à une vague de reportages et de manifestations civiques et artistiques que l’on n’aurait pu imaginer il y a encore deux ans.
Notes :
[1] Ion Stefanita (dir.), Cartea neagra a patrimoniului cultural al Municipiului Chisinau, Continental Grup, Chisinau, 2010.
[2] En référence à la tendance qui consiste à « moderniser » une ville au détriment de son patrimoine, tendance identifiée à Bruxelles à partir de la fin des années 1950.
[3] Il s’agit d’une grande maison bourgeoise située sur le boulevard central de Chisinau, construite en 1905 dans un style éclectique aux accents baroques viennois.
[4] Voir à propos de ces deux exemples l’article de Sergiu Musteata, « Patrimoniul arhitectural al Republicii Moldova, intre lege si faradelege » (Le Patrimoine architectural de la République de Moldavie, entre loi et hors-la- loi), in : Ibid note 1, p.6-24.
[5] Voir les articles repris en annexe du livre noir. Voir aussi : A.Olaru, « Comert cu ‘suflete moarte’ de 70 000 000 de lei » (Commerce avec des « âmes mortes » de 70 000 000 de lei), 9 juillet 2010, sur le site internet d’information www.jurnal.md
[6] Entretien avec Ion Stefanita, réalisé par Tamara Gorincioi, dans le journal Capitala, Chisinau, 26 mai 2010. L’entretien en intégralité dans le « livre noir ».
[7] Plus ou moins 250 000 €.
[8] Entretien avec Ion Stefanita, Chisinau, 10 décembre 2010.
[9] Salaires moyens au 30 décembre 2010.
* Chargée de Projets culturels
** Assistant en Science politiques à l’Université libre de Bruxelles, chercheur au CEVIPOL