Article par Petru Negura
Dans les lignes qui suivent, je voudrais faire une analyse (auto) réflexive sur le rapport qui me lie à l’objet de ce livre : les écrivains moldaves sous le stalinisme. Cet objet de recherche m’est à la fois très proche et très éloigné. Comme j’ai fait l’école durant la dernière décennie de l’Union soviétique, j’ai étudié les productions de ces écrivains dans les cours obligatoires de littérature moldave. Ces œuvres chantaient la vie belle au kolkhoze, Lénine et la Moldavie en fleurs. Il va sans dire que nous trouvions cette littérature terriblement ennuyeuse et les chansons des musiciens rock à la mode bien plus passionnantes. Quelques ans plus tard, j’ai suivi des études de Lettres modernes à Iasi (Roumanie), où j’ai commencé à définir mes goûts littéraires par opposition à cette littérature moldave étudiée à l’école : j’aimais la littérature moderne, de Rimbaud à Kafka, en passant par E.A. Poe et Dostoïevski. Un Camus ou un Buzzati étaient tout ce qu’il y avait de plus opposé à cette littérature grandiloquente, pathétique, faussement révolutionnaire.
Rentré en Moldavie au milieu des années 1990, j’ai découvert la « crise d’identité » moldave, qui était à la fois un problème ressenti comme réel par une partie des élites intellectuelles de mon pays (surtout les écrivains) et un sujet théorique à la mode dans les sciences humaines et sociales. A cette époque, les écrivains moldaves se réclamaient haut et fort de l’identité roumaine et dénonçaient l’identité moldave comme fausse et construite de toutes pièces par le régime soviétique. Ces mêmes écrivains qui, quelques années plus tôt, avaient dû faire des compromis difficiles avec le pouvoir, y compris dans leurs œuvres, en écrivant des poèmes sur les kolkhozes, sur Lénine et sur la Moldavie en fleurs, se sont retrouvés sous la perestroïka sur les barricades de la révolution « de velours » - la révolution « chantante » aux accents nationalistes.
A la fin des années 1990, lorsque j’ai décidé de faire une recherche sur les écrivains sous le communisme en lien avec l’identité moldave, ce sujet s’était imposé à moi à la fois par la contrainte d’une réalité extérieure et à la suite de la pression d’une nécessité personnelle, celle de « régler mes comptes » avec le passé soviétique que je considérais comme oppresseur et avec cette crise d’identité que je ressentais fortement à la suite de mon retour de Roumanie. En continuant mes études en sciences sociales, d’abord à l’Ecole Doctorale de Bucarest, puis à l’EHESS, j’avais entrepris une prise de distance à la fois personnelle et épistémologique, qu’on pourrait appeler à la suite de l’enseignement de N. Elias, comme un « détour par la distanciation », qui n’a pas été facile pour moi, ni évidente pour d’autres. Le manque d’attrait esthétique que cette littérature exerçait sur moi m’engageait dans une démarche éminemment critique à son égard – démarche généralement admise dans mon milieu intellectuel d’origine – qui, au contraire de ce qu’on pourrait croire, ne m’aidait pas à adopter la distance nécessaire à une démarche scientifique objectivante. Pour opérer ce « détour par la distanciation » j’ai donc dû rediriger le « regard éloigné » (C. Lévi-Strauss) vers mon propre regard (et de mon groupe d’origine) que je portais à l’objet de ma recherche. Le résultat de cette opération épistémologique a été une approche dont j’espère qu’elle a permis un équilibre entre la « réflexivité » (par la contextualisation) sur la littérature étudiée, et la « compréhension » des rationalités diverses qui faisaient agir les créateurs de cette littérature, par-delà la logique strictement littéraire. Pour ce faire, j’ai essayé de chercher les paroles perdues dans les archives et les mémoires des acteurs et des témoins pour redonner du sens à des comportements jugés aujourd’hui à l’aune des valeurs qui ne sont pas forcément celles du milieu et de l’époque étudiés.
J’ai découvert un univers à la fois oppressant (si l’on garde la perspective de l’institution) et émouvant, par les stratégies mises en œuvre par ces écrivains pour s’adapter aux règles contraignantes de l’institution, en tâchant de préserver des bribes d’autonomie relative de leurs espaces individuels. La recherche m’a fait découvrir autant de paradoxes sur les relations complexes et souvent équivoques entre les écrivains (groupes et individus) et entre ces derniers et le pouvoir. Ainsi, des écrivains qu’on considérait comme les plus « asservis » au régime (comme A. Lupan et E. Bucov – tour à tour présidents de l’Union des écrivains moldaves) avaient eu le courage de négocier avec le pouvoir en place sur des questions à forte charge identitaire et politique, telles que la langue littéraire et le patrimoine culturel. D’autres écrivains, qui réussissent à accumuler un capital politique imposant, perdent du jour au lendemain toute légitimité (littéraire et politique) à la suite de tentatives malhonnêtes de délations à l’égard du groupe adverse ou d’affaires de plagiat. Les relations des écrivains avec le pouvoir ne sont pas elles non plus univoques, vu les divers intérêts qui se mêlent de part et d’autre pour atteindre des objectifs séparés et qu’on croyait irréconciliables. La plupart de ces écrivains, qui sont aujourd’hui complètement inconnus, même en Moldavie, avaient fait à l’époque des carrières impressionnantes, d’autres – moins nombreux – sont restés dans les manuels de littérature et les mémoires des Moldaves, grâce à leur capacités de jouer avec cette marge de manœuvre par rapport au pouvoir, dans leur vie et dans leur œuvre.
Entre « réflexivité » et « compréhension », entre « engagement » et « distanciation », la prise de conscience sur ma propre position et mon rapport à l’objet de ce livre m’a aidé à adopter une démarche qui tend à harmoniser les attitudes et les approches théoriques évoquées, pour embrasser finalement une perspective qu’on pourrait définir comme « critique-compréhensive » qui m’a permis d’étudier les trajectoires et les relations complexes qui se tissent à l’intérieur du milieu social étudié, dans un contexte socio-politique extrêmement contraignant.
Le 17 mars 2010